« Le Rouge d’un champ de coquelicots » de Benjamin Joly, prix clara 2013

À l’automne, le soleil s’en va coucher sous la ligne de l’horizon, maman m’a dit qu’il devait reprendre des forces pour l’été à venir. Tous les arbres deviennent marron, sauf quelques-uns, les plus fragiles, qui déjà perdent leurs feuilles… Parfois, une feuille s’envole dans les airs, elle dépasse son arbre, plane et tombe à mes pieds, alors je marche dessus et l’entends brusquement craquer. Puis les autres feuilles, ses camarades, la rejoignent pour former un tapis dans la forêt. J’aime bien m’allonger dessus, c’est confortable et ça sent bon. Il faudrait qu’on ait tous des lits de feuilles mortes ! Chaque fois que je reviens de l’école, le bus scolaire me fait descendre au « Châtaignier ». Le conducteur m’a dit que c’était le plus près de chez moi car maman s’inquiète toujours, elle ne veut pas que je traîne dans le bois. Tous les jours, je reviens par le même chemin terreux où plein de petits cailloux se coincent dans les rainures de ma semelle, et passe devant des fermes rouge et blanc, seules au milieu de champs de maïs. Quelquefois des chevaux galopent autour, sinon ce sont des vaches. Sur ce chemin, ce qui m’intrigue le plus, c’est cette petite fille toujours assise sur son banc recouvert de lierre. Elle ne rentre pas chez elle comme moi, elle attend. Dans l’ombre, ses longs cheveux blonds paraissent ternes, de la même couleur que les feuilles qui jonchent le sol, mais lorsqu’un rayon du soleil perce au travers des branches presque touffues, ils resplendissent et deviennent dorés. Elle s’appelle Jennie. C’est joli, Jennie! Elle a de grands yeux clairs qui ressemblent aux plus belles de mes billes. D’ailleurs, ses yeux sont souvent cachés sous ses cheveux, je me demande comment elle fait pour me regarder… Elle m’a dit qu’elle ne devait pas montrer ses cernes, m’expliquant que c’étaient de grandes poches très noires sous les yeux ; évidemment je veux voir, mais ce n’est pas noir, c’est bleu violacé et en plus il n’y en a que sous un seul œil ! Elle ne me répond pas lorsque je lui fais la remarque. Je la vois tous les jours, Jennie, elle reste assise sur le banc à attendre quelque chose.

– J’attends le bus, me dit-elle.

– Le bus pour l’école? Il est là-bas, je vais te montrer si tu veux, comme ça on pourra y aller ensemble.

 – Mais non, idiot, c’est le bus magique que j’attends!

– Un bus magique? Mais il va où?

– Loin, il paraît qu’il y a des tas et des tas d’heures de route! Mais il t’emmène quelque part où tout le monde est gentil et attentionné avec toi, où tu fais ce que tu veux, quand tu veux, où tu te sens libre comme un oiseau. Il paraît même que seuls les enfants peuvent y aller, ajoute-t-elle en chuchotant.

Je ne me souviens pas que maman m’ait parlé d’un certain bus magique. Mais puisque c’est uniquement pour les enfants, les adultes doivent l’ignorer.

 – Comment sais-tu tout cela ? lui demandé-je, intrigué.

 – Je ne peux pas te le dire! C’est un secret, c’est tout.

– Et tu es sûre qu’il va passer sur ce petit chemin? Il n’y a même pas de panneau!

– Ce que tu es bête! C’est pour ça que je reste ici, pour être sûre de ne pas le rater!

Jennie ne va pas à l’école, elle ne sait même pas que deux fois deux font quatre. Moi si je disais ça à ma maîtresse, je me ferais gronder! Alors, je sors mon cahier de leçons et lui apprends comment on calcule les chiffres ensemble, et comme elle est intelligente et comprend tout, je lui donne un de mes bons points. Ce qu’elle est heureuse! C’est la première fois que je la vois sourire ainsi. Les jours suivants, je lui apprends comment conjuguer le verbe « être » au présent de l’indicatif, puis comment se passaient les batailles au temps des chevaliers, et ainsi s’accumulent les bons points. Puis, au bout de cinq, je lui offre ma plus belle image: celle d’un coquelicot rouge comme ses petites chaussures vernies. Je lui apprends même quelques chansons que je connais par cœur. Elle adore celle qui parle à la fin de « bonbons qui valent mieux que la raison », je pense surtout que c’est parce qu’elle parle d’un papa qui « veut que je raisonne comme une grande personne ».

Un soir, on reste longtemps dehors ensemble, mais elle me dit qu’elle doit se dépêcher de rentrer sinon son papa va encore être fâché.

– Moi aussi maman va s’inquiéter si je ne rentre pas tout de suite.

 Je la vois courir à travers les herbes hautes jusqu’à une ferme cachée derrière de grands arbres, elle a l’air immense, sa maison! Elle a raison, elle ne quitte jamais son banc. Un autre jour, je remarque qu’elle a un bandage autour de son poignet, presque aussi gros que le plâtre que j’ai eu quelques années plus tôt! Je me souviens que mes copains m’avaient tous fait des dessins dessus de toutes les couleurs, alors je veux faire de même sur son bandage pour la réconforter. Je sors de mon sac un feutre vert et un feutre marron afin de lui rappeler la couleur des feuilles avant et après l’automne. Les feuilles vertes se faisant rares à cette époque, j’en accentue la couleur; en plus, Jennie préfère le vert. Mais lorsque je commence à dessiner, le bandage ne tient pas et elle pousse un cri.

– Arrête, s’il te plaît, j’ai encore fort mal !

Je suis gêné, je ne voulais pas lui faire de mal… Elle me dit qu’elle est tombée dans les escaliers, et ajoute qu’elle a fait du cheval et qu’elle a chuté, je ne sais plus quelle version choisir! Nous changeons de sujet. J’essaie de l’emmener sauter sur les feuilles mortes qui craquent sous nos souliers. Je trouve cela tellement amusant. Mais elle n’ose pas se lever de son banc… À mes pieds se trouve un coquelicot, je le cueille et le glisse dans ses cheveux, elle me sourit et la blancheur de ses dents contraste avec la teinte rosée de son visage et le rouge de sa fleur. Comme elle veut voir d’autres coquelicots, elle se lève finalement de son banc et court jusqu’au petit champ rouge. Elle a l’air d’adorer ces fleurs. À la voir gambader ainsi dans le champ, j’ai envie de m’élancer avec elle et d’abandonner mon cartable sur le banc, tant pis s’il est un peu sale. On se tient la main pour courir encore plus vite, pour que le vent fasse voler nos cheveux et bourdonner nos oreilles, pour se sentir seuls en cet instant face à la campagne. Dans notre course, elle trébuche et nous entraîne tous les deux dans sa chute au milieu des coquelicots. Même si on a été un peu brusqués, elle rit aux éclats et je l’accompagne.

– Tu ne trouves pas que c’est plus doux de se rouler sur un tapis d’herbes et de coquelicots que sur des feuilles? me dit-elle, une fois allongée.

– Oui, mais les feuilles, quand on saute dessus elles sont déjà mortes, alors que les coquelicots, on les écrase…

– Ce n’est pas vrai, déclare-t-elle en se relevant d’un coup. On ne les tue pas, je ne veux pas les blesser!

Des gouttes d’eau commencent à tomber, en peu de temps nous sommes trempés de la tête aux pieds. Je vais chercher mon sac, espérant qu’il ne sera pas mouillé; elle prend le chemin opposé et me fait un signe avant de rentrer chez elle.

– Jennie!

 Elle s’arrête.

 – Et ton bus?

Elle regarde le champ de coquelicots.

 – Il n’est pas passé aujourd’hui, me répond-elle avec certitude.

Elle reprend sa course et disparaît à l’horizon. Je vois donc Jennie tous les jours en revenant de l’école, pas longtemps mais suffisamment pour qu’on s’amuse. Jennie garde précieusement les images que je lui donne, avant d’en recevoir de nouvelles en guise de récompense pour ses prouesses scolaires. Elle me chante souvent des chansons, toujours les mêmes, ce sont les seules qu’elle connaît. Parfois, elle en invente, ainsi, elle peut m’en apprendre à son tour. Et puis, elle me montre les différents bleus qui lui colorent la peau. Jamais je n’en avais vu de si gros! Je voudrais vraiment que mes copains les voient, elle serait la grande gagnante de nos compétitions! Elle refuse de me dire comment elle les a eus et n’a sans doute pas envie que je l’emporte et réussisse à en avoir de plus gros qu’elle… Le temps s’écoule, tous les arbres se retrouvent nus, sans plus aucune feuille, cependant notre petit champ de coquelicots demeure d’un rouge écarlate. Et puis un jour son bus est passé, un peu trop tôt à mon goût mais au moins elle ne l’a pas raté. Je crois que je l’ai vu sur la route en rentrant chez moi, il était aussi beau qu’elle me l’avait décrit: sa couleur blanche le rendait différent des autres bus, par moments des petites lumières rouges et bleues scintillaient sur le toit, il faisait même de la musique! Depuis je ne l’ai plus jamais revue, Jennie, mais je sais que là-bas on s’occupe bien d’elle, et qu’elle pourra, comme un oiseau, voler dans les champs de coquelicots.

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